
Licenciements médiatisés, départs précipités, crises internes … Ces dernières années, les changements à la tête des hôpitaux suisses se sont multipliés, donnant l’image d’un secteur en perte de repères. La direction hospitalière serait-elle devenue un poste impossible? Pour Stéphane Cullati, sociologue et épidémiologiste social à l’Université de Fribourg, la réalité est plus nuancée. «J’ai l’impression que c’est avant tout un effet médiatique, explique-t-il. On ne dispose pas de données suisses, mais les chiffres américains montrent que le taux de rotation des directions hospitalières reste stable depuis quarante ans, entre 12 % et 20 %.»
Le chercheur rappelle que le contexte helvétique diffère du modèle américain, beaucoup plus libéralisé: «En Suisse, la pression financière est bien réelle, mais probablement moins forte qu’aux États-Unis, où la rentabilité dicte une grande partie des décisions prises par la direction.» Les chiffres helvétiques pourraient a priori même être plus bas que ceux observés Outre-Atlantique.

Selon Stéphane Cullati, la difficulté du rôle réside avant tout dans la conciliation de deux logiques parfois contradictoires: «D’un côté, le politique et les conseils d’administration mettent une forte pression financière; de l’autre, le monde hospitalier vise l’amélioration continue de la qualité des soins, l’écoute des patient·e·s, la personnalisation des traitements.»
Ces projets, pourtant bénéfiques, ont un coût: «On engage du personnel, on investit dans des outils de suivi, on crée de nouvelles procédures. À court terme, cela augmente les coûts, même si, à long terme, cela pourrait les faire baisser.» Mais l’expert alerte aussi sur les effets inattendus de cette approche: «L’écoute accrue du patient peut parfois conduire à du surdiagnostic ou à une surconsommation de soins. C’est une question qui mériterait d’être étudiée plus en profondeur.»
Au-delà des tensions financières, Stéphane Cullati identifie des évolutions sociétales qui transforment le fonctionnement interne des hôpitaux. «Depuis les années 1980, on observe une volonté croissante de niveler les hiérarchies sociales, culturelles et professionnelles. Les nouvelles générations souhaitent travailler d’égal à égal, ce qui bouscule un système historiquement verticalisé.» Ce mouvement touche aussi les relations interprofessionnelles: médecins, infirmiers·ères et autres professionnel ·le·s de la santé défendent de plus en plus un mode de collaboration horizontale. «Cela ne remet pas forcément en cause la direction générale, mais modifie les dynamiques managériales, notamment dans les départements.» Autre tendance marquante: la quête d’équilibre entre vie professionnelle et vie privée.
De plus en plus de médecins souhaitent travailler à temps partiel, note le chercheur. Cela implique d’engager davantage de personnel pour couvrir la charge, ce qui accroît les coûts et complexifie la planification.
Stéphane Cullati, sociologue
La direction d’un hôpital demeure un poste exigeant, souvent au bord de la surcharge. «C’est un travail très prenant, souligne Stéphane Cullati. Les directeurs et directrices travaillent énormément, week-ends compris, et sont constamment sollicité·e·s.» L’explosion des communications électroniques a amplifié cette pression: «Les directions reçoivent un flot continu d’informations et d’e-mails. La charge cognitive est énorme, même si la plupart délèguent une partie de la gestion à leur secrétariat.»
Cette intensité rend le poste très exposé à la fatigue et à l’usure, sans que cela soit pour autant un phénomène foncièrement nouveau: «On ne fait pas ce métier toute sa vie. Après un certain nombre d’années, l’épuisement peut amener à passer le relais, d’autant plus lorsqu’il s’agit d’un grand établissement.»
Pour Stéphane Cullati, la direction hospitalière ne peut pas être comparée à celle d’une entreprise classique. «Un hôpital, surtout s’il est public, doit accueillir tout le monde. Il ne sélectionne pas ses «client·e·s» comme une entreprise choisit ses fournisseurs.» De plus, la santé obéit à une logique humaine et non strictement économique: «Les soignant·e·s exercent par vocation. Si le management détruit cette motivation, il y a un risque de turnover rapide.»
En définitive, Stéphane Cullati se montre prudent face aux discours alarmistes. «Je fais l’hypothèse qu’il n’y a ni explosion du turnover, ni augmentation du burn-out. Ce qui a changé, c’est le regard que la société porte sur la gouvernance hospitalière et la complexité croissante de son environnement.»
Entre contraintes budgétaires, attentes politiques et aspirations à une médecine plus humaine, la direction hospitalière reste un exercice d’équilibriste. Un poste «où il faut aimer concilier les forces contraires», conclut le sociologue, «et savoir tenir la barre dans un système en pleine transformation».
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