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19. août 2025

Psychiatrie en crise

Aspects sociologiques

Psychiatrie sous tension: un miroir de notre société

La crise actuelle de la psychiatrie s’inscrit dans une remise en question plus large de notre système de santé. Claudine Burton-Jeangros, sociologue à l’Université de Genève, analyse les causes de ce mal-être généralisé, l’impact croissant des troubles psychiques dans nos sociétés, et les transformations profondes qui traversent les soins en santé mentale.
Competence Muriel Chavaillaz

auteur

Muriel Chavaillaz

Journaliste de Competence pour la Suisse romande et le Tessin

muriel.chavaillaz@hplus.ch

«Je pense qu’il y a une crise générale du système de soins, en Suisse comme ailleurs», affirme d’emblée Claudine Burton-Jeangros, professeure ordinaire à l’Université de Genève, sociologue spécialisée dans les questions de santé. Pour elle, la psychiatrie, aujourd’hui en grande difficulté, n’est que la partie émergée d’un malaise plus vaste. «Les demandes augmentent, les besoins sont immenses, et l’offre peine à suivre. Le COVID-19 a agi comme un révélateur, mais la tendance était déjà là.»

Un secteur médical qui se fait une place

Longtemps reléguée, la santé mentale sort progressivement de l’ombre. «Elle a été pendant très longtemps cantonnée aux cas psychiatriques graves. Aujourd’hui, on reconnaît aussi l’anxiété, la dépression, les états de mal-être… Et cela change tout», souligne la sociologue. Dans les enquêtes de santé publique, cette évolution se lit clairement: les plus jeunes générations, notamment, parlent plus volontiers de leurs souffrances psychiques. Toutefois, la stigmatisation demeure dans de nombreux milieux. «Il y a encore des communautés dans lesquelles consulter un·e psychiatre reste très mal vu.»

La pandémie a également mis en lumière l’épuisement des professionnel·le·s de la santé.

«Les vocations sont questionnées. Les conditions de travail sont tellement difficiles, la pression si forte, que les soignant·e·s n’arrivent plus à suivre», déplore-t-elle. Cette crise du «care», alimentée par des logiques gestionnaires et une perte de sens, touche particulièrement les métiers de la psychiatrie. «Le discours sur les soins centrés sur la∙le patient∙e est très présent, mais dans la réalité, les pratiques restent fragmentées, cloisonnées.»

Claudine Burton-Jeangros, professeure ordinaire à l’Université de Genève, sociologue spécialisée dans les questions de santé (DR).

Des évolutions profondes… mais incomplètes

Cette désorganisation s’explique en partie par l’histoire du système hospitalier moderne, fondé sur la spécialisation. «On forme des expert·e·s très pointu·e·s, mais on manque de vision globale. La psychiatrie est encore trop peu intégrée aux soins somatiques.» Pourtant, les enjeux sont immenses: hospitalisation d’urgence, isolement, suivi au long cours… Et des questions fondamentales restent ouvertes. «Les sciences sociales interrogent encore aujourd’hui: ces troubles sont-ils biologiques? Ou résultent-ils d’un manque d’intégration sociale?»

Le champ de la psychiatrie a pourtant connu une évolution majeure avec la désinstitutionnalisation, amorcée dans les années 1960-1970 grâce aux traitements médicamenteux. Elle a permis de sortir les patient·e·s des hôpitaux, de promouvoir des soins ambulatoires.

Mais les effets de cette politique sont encore difficiles à évaluer. «Quand on voit le nombre de personnes sans domicile fixe, on peut se questionner: est-ce la rue qui rend malade, ou bien est-ce leur santé mentale qui les a conduit·e·s à la rue?»

Un autre changement majeur est venu des patient·e·s et de leurs proches, qui réclament davantage de reconnaissance et de participation. «Il y a un rejet des approches surplombantes. Les personnes concernées ont une expertise, un vécu, qui doit être pris en compte», insiste Claudine Burton-Jeangros. Des mouvements de contestation, plus visibles dans les pays anglo-saxons, remettent en cause l’autorité exclusive du corps médical. La Suisse n’est pas en reste: les Mad Pride se multiplient, avec la prochaine marche nationale prévue à Berne en 2026, après Lausanne en 2023.

Le paradoxe du bien-être

Dans ce paysage en mutation, un paradoxe demeure: alors que les conditions de vie matérielles se sont globalement améliorées, les indicateurs de santé mentale, eux, se dégradent. «Quand j’avais 20 ans, on était optimistes pour le futur. Aujourd’hui, les jeunes vivent avec l’idée qu’on va dans le mur: réchauffement climatique, guerres, pandémies… Cela crée un climat anxiogène généralisé», analyse la sociologue.

À cette angoisse existentielle s’ajoute la pression constante d’être en bonne santé, de se surveiller, de prévenir tous les risques.

«Plus on est en bonne santé, plus on s’inquiète. On culpabilise les individus pour leurs comportements défavorables à la santé, alors que l’environnement est en réalité la cause majeure des maladies.» Le système de soins, quant à lui, est pris dans des logiques d’efficacité et de performance qui nuisent à la relation humaine. «Les hôpitaux sont devenus d’énormes machines de gestion. Cela empêche les professionnel·le·s de mettre en œuvre les valeurs du soin.»

Pour Claudine Burton-Jeangros, il est nécessaire de repenser le système en profondeur. Intégrer véritablement la psychiatrie dans l’ensemble des soins, alléger la pression sur les équipes, et reconnaître le rôle actif des patient·e·s. Car la santé mentale ne peut plus rester le maillon faible de notre système de santé.

Photo de titre: via Canva.com

   

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