Après plus de quarante années d’engagement au service de la santé publique, le professeur Jacques Cornuz s’apprête à tourner une page importante de sa carrière. À 66 ans, il quittera en août la direction générale d’Unisanté, position qu’il occupe depuis sa création en 2019. Mais pas question pour autant de raccrocher entièrement: engagé et passionné, il continuera d’enseigner en tant que professeur honoraire à l’Université de Lausanne et prévoit de s’investir activement dans les travaux de l’Académie suisse des sciences médicales.
Le professeur Cornuz a exercé comme médecin cadre au CHUV, collaboré avec plusieurs universités (Calgary, Freiburg, Laval), dirigé la Policlinique médicale universitaire (PMU) et mené des recherches pionnières sur la prévention, en particulier en lien avec le tabagisme. C’est ce fil rouge qui l’a conduit à porter, en 2019, un projet majeur: la naissance d’Unisanté, fruit de la fusion de la PMU, de l’Institut universitaire de médecine sociale et préventive, de l’Institut romand de santé au travail et de Promotion Santé Vaud.
Pour lui, cette structure multidisciplinaire représentait un changement de paradigme dans un paysage sanitaire alors largement hospitalo-centré: «Nous avons cherché à rééquilibrer le système de soins. Aujourd’hui, tout le monde reconnaît la nécessité de renforcer l’ambulatoire et la prévention, en particulier pour les personnes avec une ou plusieurs maladies chroniques.»
S’il se réjouit des avancées, Jacques Cornuz demeure critique face aux inerties structurelles du système: «J’ignore si nous avons l’un des meilleurs systèmes de santé au monde. Tout dépend de l’indicateur choisi: accès aux spécialistes? Durée de vie? Satisfaction? En matière d’espérance de vie en bonne santé, la Suisse ne fait pas mieux que ses voisins, pour un coût bien supérieur.» Il déplore un manque d’efficience, alimenté par une logique de consommation immédiate: «Aujourd’hui, nous avons très peu de contraintes. On veut et peut tout, tout de suite. Mais l’introduction de certaines limites permettrait, paradoxalement, d’améliorer la qualité du système.» L’une de ces limites vertueuses, selon lui, réside dans le rôle central du médecin de famille.
Les généralistes sont l’un des piliers du système. Et les données sont claires: les Suisse·sse·s ont une confiance exceptionnelle en leur médecin de premier recours. Il faut poursuivre dans cette voie.
Professeur Jacques Cornuz, directeur d’Unisanté
Il appelle à accepter que certains accès soient régulés, non pas pour restreindre les droits des patient·e·s, mais pour favoriser un parcours de soin cohérent et efficace.
À ses yeux, l’avenir ne peut se construire qu’à travers une logique de complémentarité. «Il faudrait, au sein d’un territoire donné, une articulation harmonieuse entre les différents établissements de soins. La vision purement cantonale est dépassée. Le mot-clé, c’est la mutualisation régionale: des charges, des services de garde, des compétences.»
«Lorsqu’un hôpital se tourne vers l’ambulatoire, il doit le faire en concertation avec les généralistes et spécialistes de la région.» Il cite en exemple l’Ensemble Hospitalier de la Côte (EHC), qui a réussi à construire un réseau fonctionnel avec cette vision: «L’EHC a instauré un dialogue, une collaboration étroite. La preuve que mettre en lien des compétences complémentaires, ça fonctionne.»
L’hôpital de demain, Jacques Cornuz l’imagine aussi comme un acteur engagé dans la prévention et la promotion de la santé. «Il doit porter une responsabilité populationnelle. Cela signifie soutenir des mesures structurelles, par exemple en matière d’alimentation ou d’environnement. Les établissements doivent être des modèles, montrer la voie, devenir des relais de santé publique.»
Cette perspective l’amène à proposer des pistes concrètes, inspirées de son expérience en tabacologie. «Lorsqu’une personne vient traiter une entorse de cheville, pourquoi ne pas profiter de l’occasion pour évoquer d’autres dimensions de sa santé? Offrir des conseils, parler de tabac ou d’alcool par exemple. Il ne s’agit pas d’être intrusif, mais d’adopter une approche globale.» Il est convaincu qu’un message court, bien formulé, peut provoquer une prise de conscience. «On est souvent surpris de voir à quel point un simple mot, bien placé, peut avoir un impact fort.»
Jacques Cornuz reste animé par une profonde curiosité et par la volonté de contribuer aux débats. «J’ai toujours été fasciné par l’évolution de la médecine, par les systèmes de santé. J’ai envie de continuer à réfléchir à ces questions, à les faire avancer.» Sa passion pour l’ornithologie, qu’il décrit comme «une science de l’observation, proche du diagnostic médical», témoigne de cette attention au vivant, à ses rythmes et à sa complexité.
«J’ai de l’espoir. Je sens que les lignes bougent, même si cela prend du temps, notamment au niveau politique.» À l’image de son engagement, sa vision reste à la fois rigoureuse, humaine et tournée vers le collectif. Un message fort pour celles et ceux qui pensent, soignent et construisent l’hôpital de demain.
Photo de titre: Locaux d’Unisanté, route de Bugnon à Lausanne (DR).