Stefanie Monod système santé soins analyse
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12. mars 2024

Interview

Stéfanie Monod: «Les hôpitaux ont une carte à jouer pour se réinventer en termes de processus»

Dans son dernier essai, «Crise du système de santé: cantons et Confédération, il est encore temps!», la professeure Stéfanie Monod dénonce un système de santé peu lisible et ingouvernable, qui étouffe le budget des ménages. Elle nous livre ses pistes de réflexions et les grands bouleversements que connaîtra immanquablement le monde hospitalier.
Competence Muriel Chavaillaz

auteur

Muriel Chavaillaz

Journaliste de Competence pour la Suisse romande et le Tessin

muriel.chavaillaz@hplus.ch

Pourquoi est-il important de distinguer système de santé et système de soins?

Lorsque l’on pense «système de santé», on pense généralement aux hôpitaux et aux médecins, les hauts lieu de la légitimité des «soins». Or, associer la santé uniquement à la question du soin est un énorme raccourci qui s’est imposé au cours du siècle passé. Aujourd’hui, c’est un problème, car limiter la question de la santé de la population à l’aspect médical et à l’activité hospitalière est extrêmement réducteur et ne tient pas compte de l’importance des politiques publiques qui contribuent à la santé de la population comme l’environnement, l’alimentation ou encore l’éducation. Il y a un peu de pédagogie à faire pour distinguer, d’un côté, la santé et ce que l’on peut faire pour maintenir une population en bonne santé et, de l’autre, les soins qui s’adressent aux personnes malades. Actuellement, la politique se préoccupe bien trop peu du premier aspect, notamment en ce qui concerne la santé de la petite enfance.

Et c’est à l’Etat de prendre cela en charge.

Oui, totalement. Les questions de promotion de la santé font, la plupart du temps, référence à des choix de politiques publiques. La Suisse étant un état très libéral, ce dernier n’est pas très présent sur toutes ces questions de santé. Or, favoriser la santé du peuple suisse est un enjeu de société. Mais ce n’est pas gagné: une loi sur la prévention et la promotion de la santé, qui semble pourtant faire appel au bon sens et peut difficilement être contestée par un∙e politicien∙ne, a été refusée par le Parlement en 2012. Plus récemment, la mise en œuvre de l’initiative «Enfants sans tabac» s’avère pour l’heure être en échec au Parlement. 

Cet arbitrage entre liberté de commerce, responsabilité individuelle et Etat est très ancré chez nous. On a cette fausse croyance que chacun∙e est responsable de sa propre santé.

Or, un lien très fort existe entre niveau d’éducation et état de santé. On en parle très peu en Suisse, on a l’illusion que tout le monde possède la santé, de manière équitable. On postule que si l’on tombe malade, c’est notre faute en tant qu’individu. On investit massivement pour la réparation de la santé mais pas assez dans la promotion de santé. La question des politiques de santé publique ne doit pas être oubliée. Car si une population n’est pas en santé, elle ne sera pas productive. La société ne peut pas prospérer, être innovante, si sa population est malade.

Quel rôle les hôpitaux ont-ils à jouer dans la réforme du système de soins?

Une partie des réformes, les hôpitaux les souhaitent aussi. Les acteurs, aujourd’hui, sont coincés. Les hôpitaux auraient tout intérêt à ce que l’on investisse beaucoup plus dans la communauté, à ce que la médecine de ville s’organise pour faire davantage de prévention, répondre aux urgences, soigner les malades chroniques, prendre en charge des patient∙e∙s à la sortie de l’hôpital ou qui sont en attente de places EMS. L’hôpital ne pourra survivre que si la communauté se renforce. Le secteur hospitalier, c’est un nombre de lits sans cesse en réduction. Avec les DRG, une forte pression à amené à réduire les durées de séjour.

Les hôpitaux ont fait un travail gigantesque d’optimisation des processus, des durées de séjour, etc. Globalement, notre système de soins aigus est de très haute qualité. Mais les établissements arrivent à leurs limites, ils ne peuvent plus réduire.

Et, de l’autre côté, on a de plus en plus de demandes en raison du vieillissement de la population et de la complexité des cas. Les établissements de soins sont tributaires des autres acteurs du système pour continuer à se focaliser sur celles et ceux qui ont le plus besoin du plateau technique, de lits hospitaliers. On traite ces secteurs en silo, alors qu’ils sont très dépendants les uns des autres. Seuls, les hôpitaux ne vont pas pouvoir révolutionner le système.

Vous constatez désormais que certains hôpitaux prennent les devants.

En termes de modalité de financement, le système DRG montre ses limites. On commence à voir émerger de nouveaux modèles, notamment en Suisse romande, où les hôpitaux investissent dans le communautaire dans le champ de la médecine libérale. L’Ensemble hospitalier de la Côte ou le Réseau de l’Arc en sont deux exemples. La réflexion est la suivante: pour que je puisse organiser mon activité hospitalière de soins aigus, je m’organise avec une communauté, une médecine de ville, qui est capable de mieux prendre en charge les patient∙e∙s. Ce processus a déjà été observé aux Etats-Unis. C’est une façon d’optimiser soi-même son fonctionnement.

Dans votre essai, vous comparez les hôpitaux aux usines Ford: est-on allé trop loin?

La pression du modèle financier et les nouveaux modes de management ont donné l’illusion qu’un hôpital pouvait fonctionner comme une entreprise qui optimise au maximum ses tâches. On a traduit le soin en prestations facturables. Les durées moyennes de séjour ont été optimisées, l’efficience améliorée, mais, aujourd’hui, si l’on pousse encore ce curseur, ce sont les soignant∙e∙s qui ne vont pas tenir. Ce modèle d’industrialisation a atteint ses limites. Une optimisation était nécessaire, cela a été vertueux. Mais on arrive désormais au point de rupture.

On perd progressivement en qualité et, pour les soignant∙e∙s, c’est insupportable d’être utilisé∙s à un moment donné d’une trajectoire pour une prestation, alors que le cœur même de l’activité soignante est de créer du lien avec la personne, de l’accompagner dans sa guérison et ses soins. La relation thérapeutique est essentielle pour la qualité des soins.

Le secteur hospitalier devrait pouvoir organiser des trajectoires de soins qui soient davantage porteuses de sens, peut-être en bousculant la sectorisation par spécialités qui, probablement, complexifie le tout. Cela permettrait aux soignant∙e∙s de se sentir à nouveau responsables, de redonner du sens à leur métier. Les hôpitaux ont une carte à jouer pour se réinventer en termes de processus. Ce pourrait être vraiment très intéressant.

Quel pays devrait nous inspirer?

Tout le monde cite le Danemark. Je pense effectivement que ce qu’a fait ce pays est plutôt juste: concentrer les grands centres où l’on trouve toutes les spécialités et positionner de petits hôpitaux régionaux. La Suisse devrait s’inspirer de ce modèle. De mon point de vue, la planification hospitalière à l’échelle cantonale appartient au passé, elle n’a plus beaucoup de sens. On donne l’illusion que tout un système de santé peut être réglé au niveau d’un canton. Cela fonctionne dans les grands cantons, mais dès que l’on se trouve dans des Etats plus petits, cela est impossible. Par contre, s’il devait y avoir une réforme, il ne faudrait pas penser cette dernière uniquement en termes de plateaux techniques. Il faudrait pousser la réflexion plus loin et se demander comment on communique avec les médecines de villes, les différents réseaux de soins.

Ce sera compliqué: on le voit déjà avec un établissement comme l’Hôpital intercantonal de la Broye, qui doit s’organiser avec les soins à domiciles vaudois qui ne sont pas les mêmes que ceux de Fribourg. Imaginez si les hôpitaux du futur doivent dialoguer et trouver des accords avec 5-6 cantons différents, qui ont chacun leur propre organisation…

L’ensemble du système doit être repensé. C’est en ce sens que j’appelle les cantons et la Confédération à réaliser de vastes Etats généraux. Vouloir protéger ses propres prérogatives n’a plus de sens.

Êtes-vous optimiste quant à l’avenir du système de santé et de soins?

La pression vient désormais de toute part. Aujourd’hui, il n’y a plus de zones confortables. Globalement, tous les acteurs du système appellent à une réorganisation globale. J’ai le sentiment que l’idée s’inscrit d’un changement qui ne soit pas seulement cosmétique: une réflexion stratégique est plus que jamais essentielle. Il y a un consensus sur la nécessité de définir une vision pour l’avenir. Bricoler dans ce système existant ne satisfait plus personne.

Stéfanie Monod, «Crise du système de santé: Cantons et Confédération, il est encore temps!», Georg Editeur, octobre 2023.

Photo de titre: portrait de Stéfanie Monod (DR).